Objectifs du colloque

 

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Bernard Charbonneau est resté peu connu du public universitaire, et a fortiori du grand public, aussi bien par choix existentiel que par manque de relais dans les réseaux médiatiques.
Aujourd’hui alors qu’on parle de « géographie existentielle » et humaniste, sa démarche est moins choquante, plus compréhensible. Surtout, les problèmes qu’il annonçait dans l’indifférence générale il y a soixante ans font maintenant la une des journaux. Plusieurs de ses ouvrages ont été récemment réédités. Il est donc intéressant de revisiter sa pensée de la terre et de l’habiter et son interprétation des problèmes qui, partout dans le monde, se posent aux sociétés en proie au développement accéléré.
Le colloque Bernard Charbonneau : habiter la Terre a pour principal objectif de mobiliser la pensée charbonnienne pour éclairer certains des défis que doit relever la société actuelle ayant longtemps mis en péril le fonctionnement des milieux. Il convient de reprendre cet héritage, de caractériser la « pensée de la Terre » chez Bernard Charbonneau, de la mettre en perspective et d’évaluer sa pertinence pour penser les défis contemporains. Plus généralement, le colloque vise aussi à décrypter les enjeux d’un développement indéfini de la techno-science dans un espace terrestre fini occupé par une humanité aux effectifs en très forte croissance.

Convaincu qu’une pensée qui n’est pas mise en pratique est dérisoire, toute sa vie, face au potentiel désorganisateur d’un déferlement techno scientifique qui, « par la force des choses », bouleverse la planète et ses sociétés, Bernard Charbonneau a cherché à susciter un mouvement collectif visant à infléchir la logique du développement dans un sens plus respectueux de la nature, de la diversité des sociétés locales et de la liberté des personnes. Il convient donc de se pencher sur les réactions des sociétés face aux défis posés par la désorganisation de leur rapport à la terre par la modernisation techno scientifique et industrielle accélérée. Quelles sont les forces et les
faiblesses de ces mouvements collectifs, en quoi sont-ils porteurs d’un autre rapport à la terre, ou bien ne sont-ils que des contre-courants provisoires, facilement récupérables?
Ce serait aussi l’occasion de préciser le rapport de la pensée du géographe Bernard Charbonneau avec la géographie. Cette discipline fournit des outils pour décrire la terre, les relations que les hommes entretiennent avec elle, et l’évolution de ces relations dont témoigne la transformation des paysages. Mais, qu’on la considère comme discipline d’enseignement qui contribue à former le regard qu’une société porte sur son environnement, ou comme science mobilisable au service des projets qui veulent transformer cet environnement, la géographie n’est pas neutre et a souvent entretenu des liens étroits avec les pouvoirs et les idéologies dominantes. On se penchera donc
sur la manière dont Bernard Charbonneau a utilisé, critiqué, renouvelé, voire subverti les outils de la géographie - ainsi que des autres sciences humaines - pour construire et étayer ses analyses.
Cette dimension du colloque pose en filigrane la question « qu’est-ce qu’être géographe ? », mais ne s’adresse pas qu’aux seuls géographes professionnels, sinon à tous ceux qui ont le souci de « penser la Terre [5] ».

Deux axes thématiques


1. Actualité des constats et des analyses


Qu’il s’agisse de la désorganisation des territoires urbains et ruraux, du saccage des milieux, du gaspillage des ressources, de la décomposition des sociétés locales et de leur soumission aux logiques abstraites et déterritorialisées du marché et de l’Etat etc., Bernard Charbonneau était convaincu que la rapide montée en puissance des sciences et des techniques - ce qu’il appelait la grande mue - entraîne la rupture de la relation d’habitat que l’homme entretient avec la terre. Il convient donc d’examiner comment il a décrit et analysé les diverses dimensions de cette rupture, ainsi que ses causes profondes et les logiques qui partout engendrent la fin des paysages, la fin des nourritures, la fin des sociétés locales, et contribuent à vider l’idéal démocratique de son contenu concret.
Rappelons qu’au départ Bernard Charbonneau faisait porter sa critique sur la croissance démesurée des structures telles que l’Etat et l’industrie. Progressivement il en est venu à se pencher sur le rôle ambigu de la science et tout particulièrement des « sciences humaines » dont il contestait la prétention à la scientificité et dont il soulignait le rôle d’auxiliaires non-critiques d’un processus de développement qui s’effectue, pour l’essentiel, hors de la pensée. Qu’en est-il à cet égard de disciplines telles que la géographie, l’agronomie, l’économie et la sociologie ?
Comme ce colloque n’a pas pour objectif de momifier l’héritage de Bernard Charbonneau, mais plutôt de le faire vivre, on se demandera en quoi ses analyses, élaborées il y a plus d’un demisiècle, permettent de lire et de comprendre les problèmes d’aujourd’hui. Il faut aussi se demander quels prolongements apporter à ses analyses, voire quels rectificatifs et ne pas hésiter à introduire une dimension critique dans l’évaluation de son oeuvre. Enfin il serait intéressant de se pencher sur la réception des analyses de Bernard Charbonneau, par exemple par ses anciens élèves.

2. Les réactions des sociétés face aux défis posés par Bernard Charbonneau


Nous ne ferons ici qu’indiquer quelques pistes de réflexion en rappelant que l’oeuvre de Bernard Charbonneau suggère que s’ils veulent préparer l’avenir, des mouvements alternatifs doivent affronter trois défis principaux. Tout d’abord, celui de la généralisation de la gestion étatique du territoire et de la vie sociale, sans laquelle l’économie mondiale n’aurait pas de squelette. Ensuite, la recherche de la croissance économique indéfinie et la poursuite du développement accéléré dont la dynamique nous interdit de maîtriser les effets sociaux et environnementaux de nos actions. A cet égard l’appel à un développement durable et à une croissance verte, gérés par les industries de l’environnement lui semblait une fausse solution. Enfin, la question des technosciences et de la démesure de choix techniques de plus en plus irréversibles qui évacuent les questions sociales et politiques.
Pour Bernard Charbonneau il existe des seuils à partir desquels les mêmes causes produisent des effets qui de positifs deviennent négatifs. Plus profondément, la tendance de la société moderne à conférer une autorité sociale à la science contribue à vider l’idéal démocratique de son contenu. Il serait donc intéressant d’examiner dans quelle mesure des mouvements collectifs contemporains permettent de répondre de manière viable - voire généralisable - à ces trois défis.
A rebours des logiques étatiques, est-il possible de mettre en place localement des modes d’action et d’auto organisation qui aient un effet global ? Des mouvements sociaux arrivent-ils à donner un contenu viable à l’idée d’un fédéralisme des régions que Bernard Charbonneau soutenait avec Denis de Rougemont dans les années trente ?
Qu’en est-il des essais de relocaliser l’économie ? Les tentatives pour produire, consommer, épargner, échanger, se déplacer autrement produisent-elles autre chose que des ghettos conviviaux ? Dans quelle mesure en résulte-t-il des formes de production et d'échanges moins centralisées et formelles, comment apprécier leur efficacité ? Les outils de l’économie solidaire permettent-ils de comprendre ces expériences ?

 

[5 ] CHARBONNEAU Bernard, 1995, "Penser la Terre", Autrement, n° 152.